Belgrade la belle oubliéeGary Lawrence[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Photo : Gary Lawrence
La statue équestre du prince Mihailo, qui a bouté les Turcs hors de la Serbie,
trône au milieu de la place de la République. Bombardée, dénigrée, oubliée, Belgrade reste en rade des itinéraires traditionnels européens. Elle forme pourtant l'une des plus vieilles cités d'Europe, un carrefour culturel unique au vécu tourmenté, aux nuits endiablées et... au cadre étonnamment dépaysant. Le tout sans se ruiner et à deux heures de vol de Paris.
Belgrade — Affalé sur la terrasse de l'ArkaBarka, une auberge flottante qui dodeline sur le Danube, je m'affaire à tutoyer quelque verre de rakia, l'excellent tord-boyaux des Balkans, quand j'aperçois soudain de grosses lucioles s'envoler et se laisser porter par le vent, là-bas, au-dessus du fleuve.
Pour m'assurer que je n'ai pas la berlue sous le coup d'un excès de gnôle, j'enfourche mon vélo et je longe la berge jusqu'à un splav — l'un de ces innombrables restos-bars-pénichettes belgradois — d'où semblent émerger les étranges lumières aériennes. Puis, une voix émerge de l'obscurité. «Hep l'ami! D'où viens-tu? Viens boire avec nous!»
Trois minutes plus tard, je me retrouve avec une bouteille de slivovica sous le nez, assis aux côtés de nouveaux mariés et d'une vingtaine de Serbes pas du tout acerbes, qui me mitraillent amicalement de questions tandis que des convives allument des lampions qui s'élèvent sous la chaleur de la flamme. Si je n'avais pas eu un avion à prendre aux aurores, j'aurais dansé et poursuivi la nouba jusqu'à plus soif.
Parce que... les gensÀ Belgrade, ce genre d'affabilité n'est pas rarissime, loin s'en faut. En fait, je suis débarqué dans la capitale serbe en pensant n'y être que de passage, en route pour le Monténégro; après deux jours et deux nuits, j'y ai finalement préféré mon séjour. Pourquoi? Parce que les gens.
Contrairement aux Monténégrins de la côte Adriatique, qu'on sent presque blasés d'être si visités, les Serbes viennent vers vous, sont curieux de savoir ce qui a bien pu vous amener chez eux avec votre dégaine ricaine, veulent qu'on sache qu'ils ne sont pas tous des bourreaux, que la vie n'est pas jojo pour tout le monde (10 % de chômage à Belgrade, 20 % en Serbie), et que peu de Serbes étaient d'accord avec les milosévices de guerre.
Après cinq minutes de conversation, ils désirent surtout savoir ce que les étrangers pensent d'eux, comment ils sont perçus en dehors de leur pays. «Alors, qu'est-ce que vous aimez le plus, à Belgrade?» Sais pas, j'arrive! «Et en Serbie?» Sais pas, suis pas encore sorti de la ville!
Derrière un si vif intérêt, on suppute évidemment un souci de se refaire une réputation internationale mais sans jamais tendre ne serait-ce qu'un chouia vers la flagornerie. En fait, c'est tout le contraire: fiers comme des coqs, les Serbes disent tout haut ce qu'ils pensent tout aussi haut, même si leurs propos peuvent choquer. De belles discussions en perspective — et un bel électrochoc pour le Québecois moyen habitué à peser et à empeser ses mots.
Les pendules à l'heurePlus que toute autre chose, ce peuple d'ostracisés veut profiter du passage des étrangers pour remettre les pendules à l'heure: ils ont une histoire aussi riche que tourmentée, sont traditionnellement hospitaliers et accueillants, cultivent un sens subtil de l'humour sous des apparences parfois austères et sont naturellement doués pour la fête, surtout à Belgrade, par ailleurs l'une des grandes villes les plus sûres d'Europe. L'an dernier, la maison d'édition Lonely Planet a même sacré la capitale serbe «ville la plus festive de la planète» — tout juste devant Montréal, bonne deuxième.
D'où vient cet esprit festif renouvelé? Notamment du besoin d'une catharsis face à l'histoire de ce pays, géographiquement et politiquement situé au coeur de tous les tiraillements des Balkans.
Nul besoin de fouiller longtemps sous les fondations de la maison serbe pour comprendre: en deux millénaires, la Serbie a eu droit à des dizaines d'invasions, à trois siècles d'occupation ottomane, à cinquante années de communisme, à dix ans de guerre civile puis à un blocus économique qui s'est soldé par la Révolution du 5 octobre 2000, où un million de manifestants sont descendus dans les rues de Belgrade pour bouter «Slobo» Milosevic hors du Parlement. «Rends service à la Serbie, Slobo: suicide-toi!», scandait-on alors. En comparaison, les 10 000 partisans pro-Mladic de mai dernier sont un grain de poussière.
«Mais nous sommes toujours traumatisés par la guerre, et j'ai parfois peur quand je vois certains jeunes avoir des comportements extrêmes, comme de grosses montées de fureur suivies d'une accalmie, dit Pike, le proprio de l'Auberge ArkaBarka. Quand, tous les soirs de ton enfance, tu vois aux nouvelles les horreurs de la guerre, pas surprenant que tu deviennes fêlé.»
Entre autres traumatismes, les Belgradois sont les seuls résidants d'une capitale européenne à avoir été bombardés par l'aviation depuis la Deuxième Guerre mondiale. Soixante-douze longues journées de 1999 à recevoir des pruneaux de l'OTAN en pleine poire, une période encore présente dans les souvenirs, une blessure toujours entrouverte que rappellent les nombreux immeubles en ruine qui ponctuent la ville par endroits. Sans compter les autres symboles.
«Vous voyez cette statue? Elle a été érigée pour souligner la fraternité d'armes entre la Serbie et la France pendant la Première Guerre mondiale; en 1999, elle a été couverte de graffitis puis recouverte d'un voile noir», dit Natasha Novakovi, Belgradoise pure saucisse, alors que nous déambulons dans le splendide parc Kalemegdan dominant la Save et le Danube.
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La forteresse de Kalemegdan domine la Save et le Danube,
les deux fleuves qui arrosent Belgrade. Entre deux cours à l'université et son travail à temps partiel, Natasha a une passion: faire découvrir sans pudeur sa ville, avec ses bons et ses mauvais côtés, comme ces hideux exemples architecturaux de l'ère titiste ou le délabrement de certains pans de quartiers. Comme tant d'autres greeters (guides bénévoles) belgradois, elle peste surtout quand on résume l'âme de sa ville à sa fibre festive.
«Belgrade est avant tout un grand carrefour culturel aux influences orientales, occidentales et slaves», dit-elle alors que nous marchons maintenant sur Knez Mihailova, ce grand boulevard piétonnier flanqué d'augustes façades, de galeries, de commerces chics et de cafés séculaires comme l'auguste Ruski car, «le tsar russe».
L'aubergiste Pike abonde dans le sens de Natasha: «Plutôt que de vanter les chaudes nuits de Belgrade, on devrait mettre en valeur son côté romantique, son Danube, ses théâtres modiques, sa musique...»
Peuplée d'environ 1,6 million d'habitants, Belgrade demeure une ville à dimension très humaine, du moins en son centre historique et aux alentours. Celui-ci est d'ailleurs assez concentré et se parcourt fort bien à pied, l'essentiel de ses attraits étant regroupé sur les hauteurs d'une colline, dans Stari Grad (la vieille ville), dont la place de la République —- lieu de rassemblement par excellence —, le théâtre national, le musée national et Knez Mihailova, qui mène à la forteresse turque de Kalemegdan.
Plus excentrée, la colossale cathédrale Saint-Sava — l'une des plus grandes églises orthodoxes au monde — vaut cependant le crochet, tout comme le musée Nikola Tesla, ce génie que certains Serbes considèrent comme le véritable inventeur de l'électricité, mieux connu pour avoir travaillé sur le Rayon de la mort, une arme qui n'a jamais vu le jour.
Mais ce qu'il y a de très rafraîchissant à Belgrade, c'est l'absence de la sempiternelle armada de groupes en visite organisée et le peu de touristes en général. Car même si des contingents de Britanniques, de Scandinaves et d'Allemands débarquent pour un week-end de beuverie, les visiteurs étrangers sont une denrée rare.
«On note cependant la présence croissante d'ex-Yougoslaves qui reviennent à Belgrade en souvenir de l'époque où elle formait la capitale fédérale, et pour visiter le musée et le mausolée Tito», dit Milan Pavlovih, directeur des Greeters de Belgrade. Comme si le Canada implosait et que des touristes québécois venaient en groupes organisés revoir Ottawa, la larme à l'oeil...
Cela dit, un seul site peut prétendre avoir légèrement succombé aux sirènes du tourisme à Belgrade: Skadarlija. Ce joli quartier bohème, l'un des plus vieux de la ville, vit au rythme de ses ateliers d'artistes, de ses terrasses ombragées et surtout de ses kafanas, ces restaurants traditionnels où l'on se régale tout aussi traditionnel.
Ceux-ci se transmuent parfois en bars-spectacles où officient les trubaci, les orchestres de cuivres tziganes qui défilent dans les films d'Emir Kusturica, mais aussi sur les pavés de la mignonne rue Skardaska, aux petites heures du matin, à l'occasion. Surtout quand les musiciens ont un peu trop forcé sur la rakia, après un mariage bien arrosé, que ce soit dans le Vieux-Belgrade ou sur une pénichette dodelinant sur le Danube...
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La rue Skadarska, dans le quartier bohème de Skadarlija, est pratiquement
le seul site belgradois qu’on peut qualifier de «touristique». Et encore... En vracTransport aérien Belgrade est située à environ huit heures de vol de Montréal et est accessible quotidiennement depuis Paris avec Air France (
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Hébergement Très central et fort convivial, le Petit Piaf est situé au coeur de Skadarlija, sur la rue Skadarska (
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]). Un peu excentrée, la modique Auberge ArkaBarka est le seul établissement d'hébergement à flotter sur le Danube (
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Restaurants et barsLes plus vieux restaurants de Belgrade se succèdent sur la rue Skardarska, dans Skadarlija. Pour sortir, les bars pullulent littéralement sur Obilicev Venac et surtout Strahinjica Bana (alias «Silicon Valley», en référence à certaines clientes plantureuses). Enfin, la Save et le Danube sont jalonnés de splavovi, ces péniches qui abritent restos, bars ou boîtes de nuit, parfois les trois.
ÉvénementsLe Belef, grand festival d'été d'arts visuels et de musique, a lieu en juillet et en août (
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Tours guidés Les greeters, ces guides bénévoles urbains, sont de plus en plus présents dans les villes d'Europe. Le simple envoi d'un courriel à l'avance permet d'être mis en contact et d'avoir droit à un tour guidé privé en français, en compagnie d'un résidant de la ville (
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]). À essayer sans faute.
Guides Le Petit Futé Serbie est très complet et à jour et il comporte une bonne section sur la vie nocturne (
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Renseignements Sur place, le mensuel Yellow Cab et le guide gratuit In your pocket (
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]) sont fort utiles. Avant de partir, consultez aussi
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]. Enfin, pour plus de photos de Belgrade, visitez le blogue «Voyage» de L'actualité,
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Source:
Le Devoir