Antarctique, le grand rêve blancSARAH BERGERON-OUELLET | AGENCE QMI[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]PHOTO AGENCE QMI, SARAH BERGERON-OUELLET
Un immense iceberg dans la mer de Weddell, en Antarctique USHUAIA, Argentine — Le Boréal quitte le port d’Ushuaia, en Argentine, avec le coucher du soleil. La sirène résonne de promesses : le navire entame ce soir un périple de 15 jours sur les grandes mers australes, en direction de l’Antarctique et de la Géorgie du Sud. Un voyage de 3400 miles nautiques, soit environ 6300 km, à la rencontre de paysages sauvages et de glaciers bleus et blancs.
Sur les ponts du Boréal, plusieurs passagers regardent les montagnes de la Terre de Feu s’éloigner dans la pénombre. À l’intérieur, les autres découvrent les deux restaurants, le bar du salon principal ou leur cabine avec balcon. Le luxe du Boréal – un yacht de 132 cabines achevé en 2010 – contraste avec le monde hostile vers lequel il nous emmène.
Le chef d’expédition, Nicolas Dubreuil, est d’ailleurs le premier à le rappeler lors d’une présentation dans le grand théâtre. « L’Antarctique, c’est un peu l’étape avant d’aller sur la lune ; c’est désertique, c’est violent. »
Le grand continent blanc cumule effectivement les records terrestres. C’est le plus froid (avec un record de -89,3°C), le plus venteux (avec des rafales pouvant atteindre 320 km/h), le plus élevé (avec une altitude moyenne de 2,3 km) et le plus sec (avec moins de 5 cm de précipitations par an). Avec ses 14 millions de km2, c’est le cinquième plus grand continent. Et même si c’est aussi le plus lointain et le plus isolé, son aura mythique attire désormais plus de 30 000 touristes par an, selon l’International Association of Antarctica Tour Operators (IAATO).
Au cœur du monde perduMais le navire est encore loin de la péninsule antarctique. Après une nuit de navigation sur le canal Beagle, une journée sur l’Atlantique Sud et une autre autour des îles Malouines, le Boréal vogue vers l’île de la Géorgie du Sud.
Au matin du jour 6, il fait 1°C et le soleil donne à la mer les reflets turquoise des lacs glaciaires. Un groupe s’est formé sur la passerelle de navigation aux côtés du capitaine Étienne Garcia pour voir s’approcher les hautes montagnes de l’île subantarctique.
L’excursion de l’avant-midi emmène les passagers sur la plaine de Salisbury. L’odeur musquée des otaries à fourrures et des éléphants de mer arrive au Zodiac avant même que l’on pose le pied à terre. Au bout de la plaine, la surprise est totale : pas moins de 250 000 manchots royaux se déploient sous nos yeux. C’est un véritable océan d’oiseaux, qui va de la mer jusqu’au pied du glacier, du flanc des montagnes jusqu’aussi loin que porte la vue. Ils piaillent sans arrêt, c’est une incroyable cacophonie, et nous en sommes tous bouche bée.
Pendant les trois jours suivants, l’équipe d’expédition nous mène devant une autre gigantesque manchotière et sur des rivages peuplés de phoques et d’otaries. Elle nous guide dans une randonnée de 7 km sur les pas du héros polaire, l’explorateur Ernest Shackleton.
Nous débarquons aussi dans l’ancienne station baleinière de Grytviken, où l’on retrouve un petit musée (!), une chapelle de 1913 et tout un village de vestiges et d’épaves rouillés. Nous naviguons en Zodiac à travers les rochers noirs et déchiquetés de Copper Bay, un lieu à la beauté violente où nul, jamais, ne voudrait faire naufrage.
Tout cela sur la côte est de la Géorgie du Sud, cette île inhabitée – sinon par quelques scientifiques – appartenant à la Grande-Bretagne, située à 2 150 km à vol d’oiseau de la Terre de Feu et séparée de l’Antarctique par environ 1 300 km d’océan glacé. L’île compte deux chaînes de montagnes, 11 pics de plus de 2 000 mètres et des sommets qui n’ont encore jamais été gravis. On y dénombrerait quelque 3 millions d’otaries à fourrure, 400 000 éléphants de mer et 400 000 couples de manchots royaux, sans compter les dizaines d’autres espèces d’oiseaux qui viennent y nicher.
« C’est comme un monde parallèle », lance commandant Garcia devant le spectacle inouï de la plaine de Salisbury. « C’est le monde qu’on a perdu, ajoute-t-il. Le monde qu’on a oublié. »
Effleurer le royaume des glacesLe vent se lève lorsque Boréal quitte la Géorgie du Sud. Il faudra deux journées entières pour rejoindre la lointaine péninsule antarctique, la zone la plus tempérée de l’Antarctique (avec des températures un peu au-dessus de 0°C pendant l’été austral).
À bord, le temps passe vite malgré la houle. En plus des conférences données par les naturalistes, du thé de 4 h et des soupers gastronomiques, les annonces du commandant tiennent les passagers en alerte : orques à tribord, albatros à bâbord… Pas le choix de sortir sur les ponts !
Au matin du jour 11, le Boréal franchit les « 60es déferlants » – nom peu rassurant donné parfois au 60e parallèle Sud – et navigue enfin sur l’océan Austral. Bien vite, des icebergs de 30 à 40 mètres se mettent à apparaître de part et d’autre du navire. Le commandant suit même un iceberg tabulaire (un morceau de glacier à la dérive) de trois kilomètres de long !
Univers de glace et de vent, l’Antarctique a longtemps été inaccessible. Il aurait été aperçu pour la première fois en 1820. Si des explorateurs téméraires y sont débarqués ensuite, le continent n’appartient à personne en vertu du Traité sur l’Antarctique (1959), qui gèle les revendications territoriales. Le continent a même été déclaré « réserve naturelle consacrée à la paix et à la science » en 1991.
Contrairement à l’Arctique, on ne rencontre en Antarctique ni peuplement humain, ni ours polaires. Il n’y a pratiquement que les phoques, les baleines et les manchots (dont les fameux Empereurs, que nous ne verrons pas), pour se partager ses rivages.
Cartes postales polairesLe Boréal poursuit sa route dans ce monde étonnant. Au fil des excursions, les expériences inoubliables s’accumulent comme des cartes postales : les phoques de Weddell, endormis sur les glaces de l’île Paulet ; les petits manchots Adélie, se dandinant sur le rivage ; les icebergs bleus et blancs de l’île de Cuverville ; les plages de sable volcanique de l’île de la Déception. Sans oublier la coupe de champagne servie directement sur la banquise par les guides !
La dernière excursion se déroule au jour 13 de la croisière. Avant de mettre le cap sur le passage de Drake – un couloir de 650 km séparant l’Amérique et l’Antarctique reconnu pour ses conditions maritimes redoutables – le Boréal s’arrête dans une anse immaculée nommée Neko Harbour.
Le décor est digne du mythe antarctique. Les cimes glacées des montagnes se perdent dans la brume, et tout est tellement immense, que même le navire a l’air minuscule au milieu de la baie. Sur la colline où l’on s’arrête, on ne pense pas aux vagues de 12 mètres qui nous attendent dans le Drake. On sait seulement que le temps vient de s’arrêter.
Devant le paysage majestueux, le bleu des crevasses, les étoiles de glace sur la mer et la blancheur des sommets, on se dit que l’Antarctique n’est pas seulement un continent pour les aventuriers. C’en est un aussi pour les poètes. Qui d’autres qu’eux pourraient arriver à décrire la beauté envoûtante du dernier bout du monde ?
Source:
Le Journal de Montréal