Camargue: un pays rêvéFabienne Couturier
La Presse[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]Le spectacle iréel de ces bêtes magnifiques, crinière au vent dans la
lumière oblique et dorée de l'automne, est un fameux moment de grâce.
PHOTOS.COM Selon la personne qui vous parle, la Camargue est une île, un delta, un pays, un rêve. Comme les chevaux qui autrefois y vivaient en liberté, elle a été conquise par nécessité, à force de travail et d'invention. Quiconque maintenant part à sa rencontre s'en trouvera à son tour conquis à jamais. C'est le cas de notre journaliste, qui a passé une semaine dans un gîte équestre en plein coeur de la Camargue. Histoire d'une histoire d'amour.
Devant le restaurant Waux-Hall, à Arles, la vieille Land Rover arrive à l'heure dite, boueuse et pétaradante à souhait. Françoise en descend, me fait la triple bise, s'excuse du peu de chic de son véhicule, m'aide à balancer mon sac à l'arrière et hop! En route.
Il y a déjà là Olivier, 44ans, qui travaille à Paris dans le capital-risque, et trois de ses quatre enfants: Constance, Guillaume et Albane, âgés de14, 12 et 10ans. Comme moi, ils sont venus passer la semaine à La Saliérène pour un stage d'équitation.
Je ferai plus tard la connaissance de Liliane, qui accompagne ses quatre petits-enfants âgés de6 à 8ans (Salomé et Charlie, et les jumeaux Jonas et Marnie), ainsi que d'Esther, belle grande fille de 12ans venue bravement passer la semaine sans ses parents. Olivier et moi serons donc les deux seuls adultes du stage au milieu de cette ribambelle de gamins (Liliane ne monte pas). Je me rendrai compte que ça n'est pas bien grave: comme eux, j'ai tout à apprendre... ou à réapprendre.
Nous y voici enfin, au bout d'une vingtaine de minutes de route au cours desquelles Françoise signale les lieux d'intérêt, explique, raconte. Elle ne faillira jamais à ce souci de nous faire aimer ce pays. Son pays.
Sur place, elle nous montre nos chambres, modestes mais confortables, aménagées dans d'anciennes écuries, et nous donne rendez-vous dans la petite maison où nous prendrons nos repas.
PersonnagesFrançoise et André Peytavin, propriétaires de La Saliérène, sont deux personnages. Elle est née à Paris, mais elle a des racines bourguignonnes, flamandes et même algériennes. On ne sait trop si c'est elle qui a choisi la Camargue ou si c'est la Camargue qui l'a choisie. En tout cas, elle y a passé toutes ses vacances depuis l'enfance et a fini par s'y enraciner. Énergique, chaleureuse, elle s'adresse à tous, grands et petits, avec le même calme naturel et réfléchi.
Son mari, André, dit Dédé, camarguais pur sel, a eu plusieurs vies soldat, restaurateur, musicien avant de revenir à ses racines. Il est l'archétype du bourru au coeur tendre. Il peut houspiller sans pitié ses employés mais, à la fin du jour, assis comme il se doit au bout de la table, devant un pichet de rouge et la bonne soupe de sa Françoise, au milieu des rires des enfants, son regard pétille, je l'ai vu! Il taquine les petits, se lève pour en aider un à couper sa viande, plaisante, raconte des histoires dont il est invariablement le héros et répond à toutes les questions... sauf les plus bêtes. Alors, il secoue lentement la tête en silence, l'air consterné, comme si le monde n'était qu'une vaste couillonnade.
Voilà une trentaine d'années qu'ils exploitent ensemble cet élevage de taureaux et de chevaux. Une trentaine d'années, aussi, qu'ils partagent leur passion avec des clients qu'ils traitent comme des amis, d'avril à octobre, beau temps, mauvais temps.
Dans la salle à manger de la maisonnette où ils nous reçoivent, quelques fauteuils anciens, divers trophées, une très longue table et des bancs de bois. Au mur, deux portraits: elle, la quarantaine resplendissante, en costume arlésien; lui, non moins beau, coiffé d'un Stetson, les bras fièrement croisés sur une chemise du même bleu que son regard.
Près de la cheminée, en attendant l'heure de manger, Françoise explique à notre petite troupe ce qu'est une manade (c'est un élevage de taureaux); pourquoi on y élève aussi des chevaux (pour garder les taureaux); à quoi servent les taureaux (à faire des courses de taureaux). Elle décrit les courses, les fêtes, le costume traditionnel... Dieu sait combien de fois, depuis le temps, elle a dû répéter tout cela! Mais elle le dit comme si nous étions les premiers à l'entendre, et nous verrons qu'elle est ainsi en tout: généreuse, patiente une soie.
À cheval!Lundi matin, Ludivine (belle-fille de Françoise et André) nous attribue nos montures. Mon cheval s'appelle Tornade. C'est un beau pommelé d'une quinzaine d'années, doux et docile, que je dois étriller tous les matins. Comme il se roule chaque soir dans la boue du pré pour se protéger des moustiques, il y a de quoi faire! J'apprendrai aussi à le seller à la mode camarguaise un complexe jeu de sangles et de courroies qu'il faut nouer comme ceci et pas comme cela , à le harnacher et, bien sûr, à le monter (presque) convenablement.
Dans le manège, Ludivine évalue nos compétences de cavaliers, nous fait faire quelques exercices au pas, au trot, au galop, corrige l'un ou l'autre. Dès l'après-midi, toute la troupe part en balade vers un pré où un boeuf de boucherie (ce manant!) s'est immiscé parmi les taureaux camargues (les nobles, ceux des courses). Il faut l'en faire sortir, à quoi s'affaireront André et son fils, Aurélien.
Pendant ce temps, postés côte à côte à quelque distance les uns des autres, nous sommes censés dissuader la bête de s'échapper. En fait, la seule présence des chevaux y suffit. Nous restons donc là, fascinés par ce qui se passe à l'autre bout du clos: Aurélien a fini par attraper le boeuf au lasso, carrément. Ce n'est qu'un avant-goût de ce qui nous attend, Olivier et moi, le lendemain, pendant que les enfants s'exerceront en manège avec Ludivine ou joueront à escalader les balles de foin dans la grange (leur jeu favori).
Avec les gardians (l'équivalent des cow-boys), nous irons isoler de son troupeau le champion cocardier Armaghenon. Il est blessé, il faut le faire voir par le vétérinaire. C'est l'un des meilleurs taureaux de la manade, celui qui promet de rapporter le plus l'été prochain: il est «loué» à des clubs taurins presque tous les week-ends. Comme les manadiers tirent leur principal revenu de ces courses, André se fait du souci.
Bref, avec les gardians «amateurs» (on les appelle amateurs parce qu'ils font ce travail bénévolement, comme passe-temps, mais ils ont plusieurs années de pratique derrière la martingale), on nous place de nouveau côte à côte, face au troupeau, que les patrons se chargent de manoeuvrer.
Mais là, c'est du sérieux. Les directives sont claires. Si les taureaux foncent vers nous (et ils foncent parfois!), il faut rester en position, leur faire toujours face et les empêcher d'aller là où il ne faut pas. Surtout, garder son calme et son cheval bien en main.
Nous avons le sentiment d'être utiles à tout le moins de participer à quelque chose d'authentique. Contrairement à d'autres gîtes équestres, rien ici n'est mis en scène: les gardians ont vraiment ce travail à faire.
André et Aurélien galopent autour du troupeau en appelant le taureau d'une voix retentissante: «Aaaarmaghenon! Aaaarmaghenon!» Eh oui: les taureaux ont chacun un nom, et il paraît qu'ils le reconnaissent. À la fin, on finit par faire entrer la bête dans la boîte d'un camion, où il mène un boucan de tous les diables jusqu'à ce qu'on lui envoie le simbèu, un copain taureau qui a une cloche au cou, qui est en quelque sorte le meneur de la manade et qui rassure ses congénères par sa présence tintinnabulante.
Grand RadeauMercredi, après deux jours de chevauchée, ils savaient bien, Françoise et André, que nous aurions absolument mal absolument partout. Donc, mollo sur les chevaux: en principe, nous devions aller voir des courses de taureaux. Mais en cette saison finissante, il n'y en a plus guère, si bien que Françoise nous a plutôt emmenés en balade du côté des Saintes-Maries-de-la-Mer. Il y a là une réserve appelée le Grand Radeau, où ne peuvent se rendre que les éleveurs de chevaux et leurs clients ainsi que quelques privilégiés.
C'est la Camargue rêvée. On s'y rend en voiture ou, mieux, à cheval, à travers les rizières, les canaux et les prés blonds où paissent ensemble chevaux blancs et taureaux noirs. De place en place, une haie sombre de pins ou de cyprès hache le paysage, un mas se profile à l'horizon... Puis on arrive à l'embouchure du Rhône par une étroite jetée. Une digue de pierre, des dunes, des marais, une plage infinie où les enfants courent joyeusement.
Elle a bien raison, Françoise, qui a voyagé dans tous les pays où l'on élève des chevaux, d'aimer par-dessus tout celui-ci.
Moment de grâceMais l'autre moment qui restera marqué au coeur de chacun nous attend encore: jeudi, nous irons chercher une vingtaine de juments dans le pré où elles paissent en liberté avec leurs poulains, pour les accompagner jusqu'au lieu où elles passeront l'hiver, à deux ou trois kilomètres de là. Il faut traverser la route nationale et le village, puis prendre la draille le chemin de transhumance jusqu'au pré d'hiver.
Ludivine et Aurélien chevauchent en tête; les petits ferment la marche. Olivier et moi, de part et d'autre de la caravane, sommes chargés avec Johnny, le jeune apprenti de la maison, de bloquer les chemins de traverse afin qu'aucune jument ne s'y aventure. Il faut de l'agilité, de la stratégie, de la rapidité, et gare à celui qui en manque au mauvais moment! Le troupeau s'égaille alors dans tous les sens, le patron gueule, houspille les uns et les autres, part au galop rassembler les juments qui trottinent dans un champ fraîchement semé (hon!)... Puis tout revient au calme et nous reprenons notre marche.
Le spectacle irréel de ces bêtes magnifiques, crinière au vent dans la lumière oblique et dorée de l'automne, le son de leurs sabots qui claquent dans les rues du vieux village assoupi, la joie pure qui se lit sur les visages, tout cela est un fameux moment de grâce.
Quelques larmesQuand j'ai quitté Françoise, cette femme extraordinaire qui nous a reçus et traités comme des membres de sa famille, j'ai pleuré un peu. Elle a eu son bon sourire, l'air de dire: «Allons, allons!» (Ici, on ne donne pas beaucoup dans la sensiblerie, ce qui n'empêche personne d'être sensible c'est pourquoi je soupçonne Dédé de s'être délibérément soustrait aux adieux.)
Je me suis vite essuyé les yeux en riant et en me traitant de chochotte, nous nous sommes embrassées comme deux vieilles amies, et je suis partie.
Maintenant, elle est condamnée à me revoir.
Source:
Cyberpresse.ca