Haïti: le pays sans touristes Chantal Guy
La Presse [Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]La rue du Commerce, devant l'hôtel Florita, à Jacmel.
Photo: Chantal Guy, La Presse (Port-au-Prince) Le choc est frontal. Dès la sortie de l'avion, c'est la cohue pour les bagages. Puis les portes s'ouvrent sur une chaleur de four, la poussière, le bruit, les odeurs, et une armée de chauffeurs qui vous sautent dessus pour vous imposer - plus que proposer - leurs services. L'épreuve de l'aéroport Toussaint-Louverture, encore fissuré, donne toujours une première impression assez mauvaise qui vous fait douter d'avoir choisi Haïti pour destination. Mais ça vous fouette pour la suite.
Car il n'y a rien de neutre ici. Haïti, on aime ou on n'aime pas, c'est aussi tranché que ça.
Depuis le séisme du 12 janvier 2010, la vision de Port-au-Prince est douloureuse. Par endroits, infernale. La sensation de vertige est permanente. Il faut dénicher un abri quelque part pour se remettre des émotions de la journée. «La chaleur de mille vies intenses monte brutale vers moi/Lourd contre mon coeur, un coeur immense bat». Ces vers de Jacques Roumain résument assez bien l'expérience.
Pour sentir un peu plus la douceur de vivre et l'âme du pays, il faut sortir de la capitale. Prendre la route vous révèle une autre réalité, qui saute aux yeux: Haïti, c'est beau. Rien de plus évident.
Vous roulez en croisant les innombrables tap-tap et autobus colorés aux slogans bibliques qui vous donnent envie de prier tellement le Code de la sécurité routière est ici inexistant. Quand un bus qui affiche «Dieu seul décide» risque de vous emboutir, et que l'accident évité, tous ses passagers éclatent de rire, vous comprenez que la sécurité, ou le destin, sont des données ici extrêmement relatives. Première leçon: savoir s'abandonner. Et faire confiance aveuglément au conducteur de la moto qui zigzague dans le trafic permanent...
Devant vos yeux éblouis, la vallée de Jacmel se déploie. Ayiti tient son nom de son relief montagneux. Littéralement, «la montagne dans la mer». C'est d'une splendeur à couper le souffle, une merveille. Vous vous dites: mais que fait l'UNESCO?
La ville de Jacmel a été salement abîmée par le séisme, mais le chaos n'est pas aussi envahissant qu'à Port-au-Prince. Entre les immeubles effondrés, la beauté de l'architecture néo-colonialiste est toujours visible. Le chic d'un passé flamboyant. L'hôtel Florita, tout près de la mer, est l'ancienne demeure particulière du commerçant Jean-Bernard Vital, qui a été rachetée il y a quelques années par un Américain. On ne peut que tomber amoureux de cette bâtisse datant de 1888, qui compte une dizaine de chambres, et qui propose un voyage dans le temps. Avec sa cour intérieure, ses toiles naïves, ses balcons immenses. On se croirait dans un roman.
J'ai eu l'impression d'être la seule locataire pendant mon séjour. Et Jean, le gérant, confirme ce que l'on sait déjà: le tourisme est en chute libre depuis quelques années. Et 2010 n'a rien fait pour améliorer les choses: séisme, choléra, troubles politiques. Mais les réservations reprennent pour le carnaval en février. Jacmel, ville des artistes - on dirait que tout le monde est peintre ici - est «ze place to be» lors de ces festivités qui n'ont rien à envier au Mardi gras de La Nouvelle-Orléans.
Difficile d'être la seule touriste en ville. Quelques enfants en vous voyant se frottent les doigts pour illustrer l'argent en disant «blan! blan!». Cela ne désigne pas seulement votre couleur; un «blan» est un étranger, et il pourrait être noir aussi. Il faut savoir se défendre, en attendant que le rapport avec les visiteurs devienne moins rare. Mais, comme dans un village, les gens finissent par vous reconnaître et par vous laisser tranquille. Ou par devenir carrément vos amis. Un bon échange et vous voilà déjà dans un cercle. Quand on vous demande pour quelle ONG vous travaillez, et que vous répondez que vous êtes en Haïti en voyage, les visages s'éclairent. Les Haïtiens croulent tellement sous les bons sentiments que de rencontrer une espèce aussi rare leur fait immensément plaisir.
Le potentiel touristique en Haïti est énorme. Il pourrait révolutionner l'économie du pays. Un seul touriste ici peut aider une dizaine de familles, et cela, sans passer par la charité. Ils n'attendent que ça, être payés pour leurs services, pour leur travail. Et ce tourisme pourrait se développer différemment de la mentalité des complexes de la République dominicaine. Car les richesses d'Haïti dépassent largement les belles plages: c'est une histoire, c'est une culture, c'est un mode de vie, c'est un esprit. Un pays qui n'a rien perdu de son âme, peut-être parce qu'il est depuis très longtemps isolé du reste du monde.
Un bon exemple est l'Île-à-Vache, juste au sud des Cayes. À l'intérieur de mon périple, je voulais quelques jours de repos total. J'ai été divinement servie à Port-Morgan. On n'a pas idée qu'un tel bijou se cache dans le pays. Dans cette île: une population d'environ 15 000 habitants, aucune voiture, aucune moto. L'habitat naturel est préservé, de même que le mode de vie traditionnel des gens, hyper accueillants. Le temps s'est arrêté, personne n'a de montre. Mais tout le monde vous sert la main. Tout le monde est vaguement cousin, aussi...
Pour le voyageur, Haïti est une ivresse de tous les instants, qui vous rend euphorique ou migraineux selon les bons ou mauvais moments. Cela relève plus de l'expérience initiatique que touristique, à vrai dire. Impossible à résumer. Au moment où vous lirez ces lignes, j'aurai passé un mois en Haïti, comme touriste - et je compte bien vous en reparler dans ce cahier. Ce voyage fut bien au-delà de mes espérances. J'ai pris des dizaines de photos avant de comprendre que je ne pourrai jamais rapporter l'essentiel de ce voyage, qui était tout entier dans ma rencontre avec le peuple haïtien. C'est physique. C'est émotif. C'est humain. Haïti ne sera jamais un pays de carte postale...
Et c'est très bien ainsi.
Source: Cyberpresse.ca